Lundi 25 mai 2020

- Présidence de M. Jean-Marie Mizzon, président -

La téléconférence est ouverte à 15 h 30.

Audition de M. Jacques Toubon, Défenseur des droits (en téléconférence)

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Je vous remercie, monsieur le Défenseur des droits, d'avoir accepté votre audition en visioconférence, organisée ainsi en raison des circonstances sanitaires exceptionnelles. En 2012, votre prédécesseur s'était intéressé aux dangers de l'exposition des enfants à de multiples écrans et à leurs contenus. Si cette génération est celle des digital natives, ayant grandi en même temps que le développement d'Internet, et donc utilisateurs naturels et intensifs des réseaux et des téléphones portables, tous les jeunes ne maîtrisent pas le numérique, même si l'illectronisme croît avec l'âge. C'est parce que cette fracture numérique nous préoccupe que le Sénat a décidé, avant même la crise sanitaire et le confinement, de créer une mission d'information sur l'illectronisme et pour l'inclusion numérique.

En 2018, dans un rapport remarqué, vous avez alerté sur les conséquences de la dématérialisation des démarches administratives, entreprise à marche forcée, et sur les inégalités d'accès aux services publics, que le confinement a amplifiées. L'État a-t-il pris en compte votre alerte et, au-delà, la dimension exacte de ce problème qui exclut nombre de nos concitoyens de la vie économique et sociale ? Quelles seraient, selon vous, les conditions de l'inclusion numérique ?

M. Jacques Toubon, Défenseur des droits. - Je vous remercie de m'entendre au début des travaux de la mission, puisque vous avez commencé votre programme d'auditions dans la semaine du 13 mai. Je suis très sensible au fait que vous preniez en considération le travail que nous menons depuis des années sur ce sujet.

La dématérialisation des services publics doit être réalisée dans des conditions qui permettent à toutes les personnes, notamment les plus démunies, d'accéder à leurs droits. Les besoins spécifiques de certains publics doivent faire l'objet d'une attention toute particulière pour éviter l'exclusion. Enfin, la dématérialisation ne doit plus être subie par les usagers mais pensée, coconstruite, avec eux et pour eux.

Pourquoi le Défenseur des droits s'est-il intéressé à la dématérialisation, depuis longtemps ? Les services publics sont constitutifs du lien social, entre nous mais aussi entre chacun et l'État. Sa « transformation numérique » a été engagée à l'automne 2017 dans le cadre du programme gouvernemental « Action publique 2022 ».

Dans mon rapport de 2016 sur le droit à l'éducation des enfants, j'avais expliqué qu'avant l'âge de trois ans, il ne fallait pas les exposer systématiquement aux écrans. Mais surtout, à partir de la Toussaint 2017, j'ai reçu plusieurs milliers de réclamations sur la délivrance des permis de conduire et des cartes grises, dans le cadre du plan « Préfectures nouvelle génération », qui consistait à alléger le poids pesant sur les préfectures et sous-préfectures. Ces réclamations ont été le premier motif de saisine de notre institution, mais on nous a également rapporté des difficultés relatives à la dématérialisation des procédures des caisses vieillesse, des services chargés des allocations familiales, des délivrances de titres de séjour, ou des déclarations de revenus - on n'en était pas encore au prélèvement à la source.

Le Défenseur des droits est devenu un observateur privilégié des effets de la dématérialisation des services publics. J'ai travaillé avec les différents services compétents pour arrêter le sinistre - à un moment, plusieurs centaines de milliers de titres étaient bloqués, empêchant la livraison des voitures s'accumulant dans les succursales automobiles !

Estimant que le sujet était plus vaste, j'ai entamé une série d'auditions auprès des porteurs de réformes de dématérialisation, des représentants d'associations accompagnant les usagers plus fragiles, mais aussi des associations d'élus et des services ministériels, ainsi qu'avec le secrétaire d'État en charge du numérique, Mounir Mahjoubi puis son remplaçant Cédric O. En janvier 2019, j'ai publié mon rapport intitulé Dématérialisation et inégalités d'accès aux services publics. Alors que tout le principe républicain, tout l'État de droit, c'est l'égalité d'accès aux services publics, des inégalités de fait et de droit émergent dans l'accès aux services publics et donc aux droits, notamment sociaux.

Bien entendu, mon point de départ n'était pas de dénoncer ce processus : s'il respecte les principes et les objectifs du service public, il peut être fondamentalement positif pour la qualité du service rendu. Mon rapport de 2019 n'est en aucun cas un réquisitoire contre la dématérialisation des procédures administratives. Dans un contexte national de réduction et de recul des services publics de proximité - les sénateurs le savent mieux que personne - depuis vingt ou trente ans, la dématérialisation peut effectivement constituer un levier d'amélioration de l'accès de toutes et tous aux droits.

Les caisses sociales ont réussi à traiter des volumes de plus en plus grands en procédant à la numérisation de procédures. On peut incontestablement y trouver une simplification, un accès accru à des informations ou à des documents administratifs.

Selon une étude de l'Observatoire de la qualité des services numériques publiée en avril 2020, 93 % des usagers sont satisfaits du changement d'adresse en ligne ou de l'inscription en ligne sur les listes électorales. Les publications de l'Observatoire sont un peu biaisées puisqu'elles ne tiennent compte que de l'avis des usagers qui ont effectué des démarches en ligne, excluant ceux qui sont en zone blanche ou qui sont victimes de la fracture numérique.

Cela étant, la dématérialisation représente une voie de progrès dans la relation entre les services publics et les usagers. Elle aide notamment à lutter contre le non-recours. Souvenez-vous que seulement 60 % des personnes éligibles au RSA en faisaient dans le passé la demande.

Faire des démarches en ligne plutôt qu'au guichet ou par téléphone est une source d'économies pour les administrations et un gain en temps et en transport, une simplification, pour les usagers rompus à l'outil informatique.

La crise sanitaire et les mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence nous montrent à quel point les nouvelles technologies apportent des solutions mais combien elles doivent être mises à la disposition de tous. Les conditions de la dématérialisation doivent permettre à tous d'accéder aux services publics, donc à leurs droits. Si elle n'est réalisée que dans une logique budgétaire et comptable, elle s'accompagnera d'une déresponsabilisation des services publics et d'un renvoi vers la sphère associative pour accompagner les usagers, ou un recours au secteur privé pour compenser les défaillances du public.

Environ 20 % de la population a un accès limité ou inexistant aux procédures dématérialisées. Entre 17 et 25 % de la population française est confrontée à des limites pour accéder aux procédures en ligne et utiliser ces technologies. C'est l'illettrisme en ligne. Cédric O l'a rappelé, 13 millions de personnes déclarent avoir des difficultés d'usage du numérique, exposant à un risque de non recours. Les difficultés des uns ne sont pas les mêmes que celles des autres.

Beaucoup de jeunes manient les smartphones à la perfection, tweetent, sont sur les réseaux sociaux, jouent, regardent des films et des séries. Mais ils sont incapables de remplir un formulaire en ligne car ils ont un problème vis-à-vis du langage ou de la configuration des sites administratifs. Certaines personnes âgées sont parfaitement socialisées mais peu attirées par le numérique, ou au contraire socialement ou géographiquement isolées mais actives sur Internet.

L'absence de connexion est très élevée parmi les retraités, les non diplômés (54 % n'ont pas de connexion), ou encore ceux qui ont un faible revenu (40 % sans connexion). L'âge est aussi un facteur discriminant. Le taux de connexion à Internet est seulement de 57 % chez les plus de 70 ans alors qu'il est de 85 % pour l'ensemble de la population.

Il faut aussi ajouter ceux qui ne parlent pas le français, ne pratiquent pas le langage administratif, sont en situation d'illettrisme. La Journée défense et citoyenneté le révèle : le taux d'illettrisme de 10 % de la population est difficile à réduire.

Certains ne savent pas comment faire et doivent donc être accompagnés car ils ont peur de se tromper. Or, sur beaucoup de sites, vous ne pouvez pas revenir en arrière ni corriger vos erreurs. Il faudrait que ce soit possible.

Il y a bien sûr aussi des obstacles structurels à la transformation numérique. Il faut une connexion, ainsi qu'un débit de qualité, entre 3 et 8 mégabits par seconde. On peut disposer d'un accès ADSL depuis très longtemps, mais avoir une connexion insuffisante pour réaliser la démarche en ligne. Vous connaissez tous les zones blanches ou grises. Quelque 0,7 % des Français n'ont aucun accès à une connexion Internet fixe. Dans les communes de moins de 1 000 habitants, plus d'un tiers des habitants n'a pas d'Internet de qualité. Cela représente 75 % des communes de France et 15 % de la population. C'est massif. Quelque 19 % des Français ne disposent pas d'ordinateur à domicile et 27 % n'ont pas de smartphone. L'équipement est un problème. Pour beaucoup de procédures administratives, il faut non seulement un ordinateur mais également un scanner, or nombre de personnes peuvent avoir l'un mais non l'autre.

Autre difficulté, l'inégalité territoriale, qui s'exprime à l'intérieur de l'hexagone, mais aussi avec les territoires ultramarins. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de partager des constats avec les sénateurs d'outre-mer : les ultramarins n'ont pas bénéficié des forfaits de télécommunication low cost. L'écart de prix entre les abonnements téléphoniques a augmenté entre 2010 et 2015. Dans certains départements d'outre-mer, ils sont 40 % plus cher qu'en métropole. On constate un véritable traitement différencié. De plus, outre-mer, la situation est très différente entre les agglomérations et les zones rurales.

Enfin, l'expérience de la dématérialisation montre - c'est là que les pouvoirs publics, dont le Parlement, doivent agir - que des efforts sont à conduire dans la manière dont les administrations procèdent. Si la dématérialisation n'est pas accessible aux personnes en situation de handicap, si la démarche est effectuée dans l'urgence, avec une fermeture radicale des guichets physiques, elle devient un nouveau frein à l'accès aux droits, entraînant une diminution de la confiance des usagers dans les services publics. C'est ce qui s'est passé avec le plan « Préfectures nouvelle génération », lorsqu'on a basculé du jour au lendemain, le soir du 6 novembre, la délivrance des cartes grises et des permis de conduire vers le tout-numérique, en fermant les guichets.

J'ai observé les défauts qui peuvent exister dans la mise en oeuvre de la dématérialisation : l'absence de tests suffisants pour vérifier le fonctionnement du logiciel ; l'absence d'association des usagers à la construction du service ; la mise en place rapide du dispositif sans alternative pour compenser l'éventuel mauvais fonctionnement des logiciels -dans le cas des cartes grises, il y a, en plus, eu un bug ; l'absence de réflexion sur l'ergonomie des sites, parfois même sur leur fonctionnalité. La manière dont les administrations conduisent les projets et les investissements sur les nouvelles procédures sont déterminants. C'est de la responsabilité des services publics d'assurer la continuité et la qualité du service.

Quand on propose des rendez-vous uniquement en ligne pour les démarches relatives au droit au séjour des étrangers, puis quand on prévoit un nombre de rendez-vous très largement insuffisant, les personnes ne peuvent pas demander de titre de séjour et sont ainsi privées de leurs droits. Cette situation perdure dans un certain nombre de préfectures de la région parisienne. Je dois dire qu'il y a néanmoins une prise de conscience des pouvoirs publics de ces aménagements de la transformation numérique.

Lors de la Conférence nationale du handicap, en janvier 2020, Cédric O a reconnu que la quasi-totalité des sites de l'administration n'étaient pas accessibles à beaucoup de personnes porteuses de handicap et il s'est engagé à en faire une des priorités de son action. Je suis prêt à lui faire grâce, comme au Gouvernement, de ses intentions. L'État, les collectivités territoriales et les grands services publics ont bien compris qu'on ne pourrait pas mettre en oeuvre la numérisation en laissant de côté des millions de personnes. Les besoins spécifiques de certains publics doivent faire l'objet d'une attention particulière, non seulement les personnes porteuses de handicap, mais également les détenus, les majeurs protégés,...

La crise sanitaire a été un formidable révélateur du caractère stratégique de l'accès numérique des services publics pour les citoyens. Nous n'avons fonctionné que par ce biais depuis le 16 mars. La continuité du service a été maintenue. Si nous n'avions pas eu une couverture numérique suffisante, beaucoup d'actions n'auraient pas pu être accomplies. Mais quand on est privé d'Internet, que l'on ne possède pas de compte bancaire, comme c'est le cas de plus de 500 000 personnes en France, et que les deux tiers des bureaux de poste sont fermés, comment fait-on pour bénéficier du RSA au début du mois d'avril, qu'on ne peut toucher qu'en espèces ? À la fin du mois de mars, nous avons travaillé avec La Poste et beaucoup de bureaux ont depuis rouvert. Les allocations non contributives ont pu dès lors être distribuées de manière correcte, avec, certes, beaucoup d'attentes, en raison des mesures de distanciation. Ainsi ont été démontrées les limites du tout numérique.

De la même façon, comment une personne aveugle ou en situation de handicap cognitif pouvait-elle se débrouiller avec les attestations dans les premiers jours du confinement ? Certaines ont été verbalisées, car ces documents ne leur étaient pas accessibles ou pas compréhensibles. Mais le ministère de l'Intérieur a su proposer en quelques jours, après notre intervention et celle des associations, ces formulaires en français facile à lire et à comprendre (FALC).

Cela traduit une réalité qui va au-delà de la crise sanitaire : le taux d'accessibilité des sites publics, pour les personnes en situation de handicap, est de 5 %. Il est donc indispensable de travailler sur les projets de dématérialisation à venir, mais aussi sur ce qui a déjà été fait, car 95 % des sites publics doivent être mis à niveau, M. Cédric O en a pris l'engagement lors de la Conférence nationale du handicap. La convention internationale des droits des personnes handicapées (CIDPH) l'exige, comme nos propres lois. Malheureusement, l'obligation d'accessibilité en ligne n'est assortie d'aucune sanction, la seule amende portant sur une éventuelle absence de la mention de non-conformité ! Pour lutter contre l'illectronisme et pour l'inclusion, il est pourtant impératif que les règles d'accessibilité soient assorties de sanctions dissuasives, cela devra à mon sens constituer une des recommandations de votre mission.

De même, la situation des majeurs protégés n'est pas prise en compte, alors même que les nouvelles technologies sont un des moyens de favoriser leur participation à la société. Les contraintes rencontrées par les mandataires judiciaires risquent d'anéantir les droits consacrés par la loi de programmation 2018-2020 et de réforme pour la justice, conformément aux recommandations de la CIDPH. Il n'existe pas, en effet, d'accès spécifique pour le tuteur. Celui-ci doit utiliser les identifiants du majeur protégé, qui se trouve ainsi exclu de la démarche, au mépris des principes d'inclusion prônés par la convention internationale. Cette situation induit une rupture d'égalité entre les majeurs protégés et les autres. Je souhaite que soit généralisé le double accès au compte personnel, un pour la personne majeure protégée et l'autre pour le mandataire judiciaire. Je propose, de la même manière, la création d'un identifiant unique pour l'ensemble des services publics dématérialisés.

Enfin, les détenus constituent une autre population exclue de la dématérialisation. En théorie, la seule chose dont la peine d'emprisonnement les prive, c'est la liberté. En principe, ils jouissent de leurs autres droits. Or, beaucoup de démarches administratives nécessitent des formulaires dématérialisés, auxquels ils ne peuvent avoir accès de manière autonome. En pratique, ce sont les conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation (CPIP) qui s'en occupent, mais leur charge de travail est trop lourde.

Les droits des détenus, singulièrement de ceux dont la durée de peine est trop courte pour qu'un suivi soit mis en place, peuvent même s'éteindre pendant l'emprisonnement. À mon sens, un partenariat au niveau national est nécessaire entre l'administration pénitentiaire et les organismes sociaux, comme c'est déjà le cas avec Pôle emploi. Il faut résoudre une contradiction : la circulaire du 13 octobre 2009 interdit aux détenus l'accès à Internet, les privant ainsi de l'accès à leurs droits. Il faudrait leur permettre, au contraire, d'accéder aux sites des services publics et des organismes sociaux, ainsi qu'aux sites de formation en ligne reconnus par l'éducation nationale, conformément à l'obligation de réinsertion prévue par l'article 130-1 du code pénal.

L'exemple des détenus montre comment la dématérialisation a mis fin, de fait, à des partenariats qui existaient auparavant. Ainsi, pour la délivrance des cartes d'identité, le ministère de l'Intérieur leur garantissait la possibilité de réaliser les formalités nécessaires. Aujourd'hui, la procédure est dématérialisée et beaucoup de détenus ne peuvent se voir délivrer une carte d'identité. Il leur faut, en effet, après une pré-demande en ligne, obtenir des autorisations de sortie pour deux déplacements en mairie. J'ai saisi, en vain jusqu'à maintenant, le ministère de l'Intérieur pour rétablir une procédure plus accessible. J'ai aussi proposé la création d'un dispositif de coffre-fort numérique dans lequel le détenu pourrait conserver l'ensemble des pièces justificatives nécessaires à une demande de document administratif. De la même manière, le paiement en ligne exigé dans le cadre de certaines démarches pose problème et il faudrait prévoir des exceptions pour les détenus, comme pour les 500 000 personnes qui n'ont pas de compte bancaire.

S'agissant des plus défavorisés, les constats faits à l'occasion de cette crise, qui confirment ce que nous avions observé durant la transformation des conditions d'accès aux services publics, doivent inciter les acteurs publics à améliorer les services numériques existants ou à venir. La transformation de l'État doit tenir compte de la situation réelle de tous les usagers.

Enfin, la dématérialisation des services publics ne doit plus être subie par les usagers, mais coconstruite avec et pour eux. Des initiatives privées ou publiques d'accompagnement montrent que cela fonctionne, mais elles ne peuvent suffire pour des millions de personnes. Les politiques publiques doivent donc être ambitieuses et structurantes : l'investissement doit aller, dans les mêmes proportions, vers la transformation numérique et vers l'accompagnement des usagers. Ce n'est pas le cas aujourd'hui et, si la dématérialisation continue au même rythme de cette manière, les inégalités risquent de se creuser. Une des réponses possibles réside dans la formation au numérique, prévue dans le programme pour un numérique inclusif, qui présente aujourd'hui quelques défauts : elle est assurée par des bénévoles ou des volontaires en service civique, avec un roulement important. Il en allait de même des points d'accès au numérique mis en place dans les préfectures face aux difficultés d'accès aux permis de conduire et assurés par des volontaires en service civique. Il faut au contraire que l'accompagnement soit pris en charge par des professionnels formés au numérique comme au travail social. C'est pourquoi je recommande qu'un test soit mené sur ce thème à l'occasion de la Journée défense et citoyenneté.

La période du confinement a exacerbé les inégalités face au numérique, notamment parce que les lieux d'accompagnements ont été fermés. Certaines personnes ont donc été incapables matériellement d'accéder à leurs droits ou de comprendre les consignes mises en place pendant cette période, démontrant ainsi toute l'importance de l'accompagnement et de la médiation. Nos espoirs se portent vers le nouveau dispositif des maisons France services (MFS), que nous jugerons sur leurs résultats. Je tiens cependant à rappeler que, durant les débats de la loi pour un État au service d'une société de confiance, dite loi Essoc, j'avais défendu l'ajout d'une disposition législative dans le code des relations entre les usagers et l'administration, visant à préserver plusieurs modalités d'accès aux services publics de manière qu'aucune démarche administrative ne soit accessible uniquement par voie dématérialisée.

Une dématérialisation permettant à toute personne d'accéder à ses droits est possible, comme l'a montré la réforme de la prime d'activité, en 2016. La nouvelle prime était attribuée exclusivement en ligne et 90 % des personnes éligibles ont fait les démarches nécessaires, parce qu'un tiers d'entre elles ont pu être accompagnées par les agents de Pôle emploi ou des caisses d'allocations familiales pour effectuer les démarches en ligne. L'accompagnement est donc la clé d'une dématérialisation efficace et il faut intégrer ces besoins dans toutes les réformes et, en particulier, y consacrer une partie significative des économies budgétaires attendues, mais la véritable solution reste de conserver plusieurs modalités d'accès aux services publics, de manière que chacun puisse y accéder. Il y a une prise de conscience de ces nécessités ; reste à savoir quelles en seront les conséquences et à quelle échéance. À mon sens, l'usager ne doit pas être confronté à un canal unique dématérialisé ; dans l'Agenda 2022, de telles démarches devront être une faculté et non une obligation, l'État de droit et la cohésion sociale sont en cause.

M. Raymond Vall, rapporteur. - La pandémie a révélé l'importance du sujet, et je vous ai écouté avec intérêt, monsieur le Défenseur des droits : je suis élu d'un territoire rural et j'ai été satisfait de vous entendre parler d'inégalités territoriales et de sentiment d'abandon. Nous pourrions baser tout notre constat sur cet excellent exposé !

La mondialisation de l'économie, l'accélération de l'innovation et la part grandissante des grands monopoles du numérique ont compliqué la mise en place de mesures d'accompagnement de cette grande mutation numérique. C'est le fond du sujet.

Quel est votre avis sur la politique développée depuis 2018 pour lutter contre l'illectronisme ? Quel constat en tirez-vous ?

J'ajoute que je suis révolté par le prix demandé par les opérateurs pour consentir un effort de développement des infrastructures en milieu rural. Même dans ces territoires, ils ont recherché la rentabilité et les zones qui n'en offraient pas assez ont dû assumer des coûts très élevés, alors même que le secteur des télécommunications s'est développé grâce aux premières infrastructures payées par les citoyens. Politiquement, nous n'avons pas été, tous, assez exigeants. La ruralité est à bout : elle a contribué aux routes, aux autoroutes, aux voies ferrées, elle doit maintenant avancer entre 45 % et 50 % des coûts d'infrastructure de communication, ce qui représente 90 millions d'euros pour le seul département du Gers afin de le désenclaver, sans aucun accompagnement non plus pour financer la formation.

Cette mission est pertinente, et intervient au bon moment : nous serons force de proposition pour déclencher une impulsion politique et rattraper ces 13 millions de Français exclus. Toutefois, si l'on s'en tient aux critères de l'Insee, c'est 45 % de la population qui est concernée à différents degrés, alors que des moyens bien faibles sont déployés. Il faut donc réagir.

M. Jacques Toubon. - La politique conduite jusqu'à maintenant est insuffisante. Le secrétaire d'État au numérique a indiqué, lors de la Conférence nationale du handicap, qu'un changement de paradigme était nécessaire. Ces opérations doivent être menées en intégrant l'usager ultime à la construction du système dès le début.

M. Éric Gold. - En matière de numérique, les usagers exclus que l'on connaît le moins bien sont ceux qui n'utilisent pas ces outils de peur de se tromper. Les applications sont, en effet, conçues pour un public d'initiés et ne montrent aucune bienveillance envers les plus fragiles. Elles ne prévoient pas de mise en confiance des utilisateurs et les sites institutionnels sont très anxiogènes. Quels sont les accompagnements qui font défaut ? Sommes-nous assez exigeants dans ce domaine avec les éditeurs et les donneurs d'ordre ? Les maisons France services vous apparaissent-elles comme une solution satisfaisante pour les personnes écartées du numérique ?

M. Jacques Toubon. - Vous avez voté la loi Essoc, aussi appelée « loi sur le droit à l'erreur », parce qu'elle prévoyait une sorte présomption de bonne foi. C'est cela qu'il faut faire ! Pourtant, on attend toujours les textes d'application. J'ai récemment saisi la direction de la sécurité sociale pour qu'elle soit incluse dans les instructions données aux responsables des caisses. C'est une mesure que vous devrez préconiser. La personne qui se trompe de bonne foi doit pouvoir revenir en arrière et ne pas risquer de se voir imputer une pénalité.

Mme Martine Berthet. - Les maisons de services au public n'ont pas été suffisamment développées et leur transformation en maisons France services emporte beaucoup d'exigences pénalisantes, s'agissant en particulier du nombre de personnes présentes. Elles seront bien perçues si leur mise en place s'accompagne de subventions aux collectivités territoriales sur un temps plus long ; à défaut, cette transformation risque d'être pénalisante. Par ailleurs, savez-vous si les schémas départementaux d'accessibilité aux services publics font l'objet d'une compilation nationale ? Avez-vous pu en dresser le bilan ?

M. Jacques Toubon. - Je partage ce que vous dites à propos des maisons France services, qui reposent sur les collectivités territoriales. Cela va-t-il durer ? Mon préjugé est favorable, mais je demande à voir : il y a aujourd'hui moins de mille maisons qui répondent à tous les critères, et le dispositif devra durer.

Ma collaboratrice va vous répondre sur les schémas départementaux.

Mme Céline Girardot, chargée de mission urbanisme, occupation du domaine public, aménagement, foncier auprès du Défenseur des droits. - Il n'existe pas de compilation nationale, mais un service de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) tient un tableau Excel qui récapitule les différents éléments sur la base d'une collecte des documents.

M. Jacques Toubon. - Voilà une proposition à faire dans votre rapport !

Mme Pascale Gruny. - Avez-vous mené des comparaisons avec d'autres pays de l'Union européenne ? Rédigeant un rapport sur la numérisation dans les TPE et les PME, j'ai pu constater que des pays comme le Danemark ou l'Estonie sont très en avance : les personnes âgées y sont prises en considération dans les démarches de dématérialisation depuis très longtemps. Élue de l'Aisne, un des premiers départements français pour l'illectronisme comme pour l'illettrisme, je sais combien il est difficile d'accompagner les usagers. Comment l'Éducation nationale est-elle impliquée dans ce processus ? Est-elle, selon vous, prête à jouer son rôle ? Aujourd'hui, l'illectronisme devient un vrai handicap.

J'ai en outre constaté, pendant la crise sanitaire, que, s'agissant des demandes d'allocations de chômage partiel, des problèmes de dimensionnement des plateformes se sont posés, ce qui constitue aussi un frein. L'administration centrale ne pense pas correctement les cahiers des charges de ce point de vue.

M. Jacques Toubon. - Les sites en effet sont rarement pensés pour leurs usagers, en nombre comme en qualité ! Vous avez raison à propos de l'Éducation nationale : la crise a montré que le système d'enseignement à distance pouvait fonctionner, que les enseignants étaient capables d'assumer cette charge, mais que des problèmes d'équipement et de programmes se posaient du côté de l'administration et, surtout, que les familles se trouvaient dans des situations d'inégalité dramatiques. Avec le déconfinement, cela continue : les enfants ou les adolescents revenus à l'école ne sont pas ceux qui rencontraient le plus de difficultés.

Sur l'Europe, nous sommes un peu décrochés par rapport à l'Estonie, qui est un pays qui utilise fortement le numérique depuis son indépendance. Mme Girardot, avons-nous produit une étude comparée ?

Mme Céline Girardot. - Non, pas pour le moment, mais nous devons répondre à la mission d'information sur l'identité numérique et nous allons nous appuyer à cet effet sur une comparaison avec l'Estonie et le Danemark.

M. Jacques Toubon. - Comme les députés, vous allez discuter de l'application Stop Covid. Celle-ci illustre un paradoxe : on voudrait utiliser toutes les facultés offertes par les nouvelles technologies, mais on est soucieux de ne pas entamer les libertés, de ne pas violer la vie privée ni le secret médical. On constate encore aujourd'hui que peu de gens entrent dans le système d'enquête mis en place par la loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions. Les agents de l'assurance maladie indiquent que certains patients qui se savent atteints de la Covid-19 ne se signalent pas, ce qui est possible, puisque notre système est basé sur le volontariat. De manière générale, l'utilisation du numérique rappelle la fable des langues d'Ésope : chacun d'entre nous considère que cela peut être la meilleure comme la pire des choses. Les réponses ne peuvent être apportées que par des politiques publiques qui mettent l'outil au service de tous, à égalité, chaque citoyen pouvant faire librement ses choix.

Mme Viviane Artigalas. - J'avais interrogé M. Cédric O sur la dématérialisation des marchés publics, qui date d'octobre 2018. Les TPE et les artisans ont du mal à utiliser la plateforme mise en place et ne candidatent donc plus. J'avais proposé à M. Gérald Darmanin de retarder la mise en oeuvre obligatoire de cette procédure le temps de les former, mais cela n'a pu se réaliser. Avez-vous été saisi de ce problème ? De la même manière, avez-vous été saisi de difficultés qu'auraient rencontrées ces TPE ou ces artisans dans l'accès à leurs droits pendant cette crise, notamment au fonds de solidarité ?

M. Jacques Toubon. - J'ai été saisi de quelques cas de TPE ayant rencontré des difficultés avec les banques, ce qui a conduit certains de nos délégués à faire de la médiation. La réponse à la proposition que vous avez faite à M. Darmanin, c'est qu'il faut maintenir une voie traditionnelle, une voie papier, afin que tous puissent accéder au dispositif. Beaucoup de points dans ce domaine touchent à des principes de nature législative et non réglementaire, vous allez donc devoir examiner des textes sur ces questions. Le Sénat et l'Assemblée nationale doivent être intransigeants avec l'exécutif afin d'éviter des procédures à l'économie, en sachant à l'avance que certaines personnes concernées ne pourront en bénéficier.

Mme Sophie Taillé-Polian. - Il s'agit d'un sujet majeur pour le maintien de l'État de droit. Les gains de productivité issus de la numérisation doivent être mis au service de l'amélioration de l'accès à ces outils. Les maisons France services accueilleront des agents très polyvalents, illustrant un des problèmes de la dématérialisation : gérer les cas complexes sans un interlocuteur humain en face de soi ou au téléphone. Les logiciels sont conçus par ceux qui ne les utilisent pas et les citoyens se trouvent face à une bureaucratie kafkaïenne inadaptée aux situations spécifiques. Comment faire pour que des moyens soient conservés à la gestion humaine ?

M. Jacques Toubon. - Vous parlez d'or ! Nous avons mis au centre de nos préoccupations l'absence de dialogue induite par la dématérialisation dans la relation entre les usagers et les services publics. À un guichet ou au téléphone, vous pouvez poser des questions sur un formulaire, mais le système dématérialisé est unilatéral et l'usager peut se tromper ou se voir présenter une proposition qu'il ne comprend pas et répondre au hasard, ce qui entraîne des erreurs. Une des mesures que votre mission doit préconiser, c'est le retour de l'humain.

J'en veux pour exemple le cas de la Direction générale des finances publiques (DGFiP) qui regroupe son dispositif dans les départements ruraux et semi-ruraux en remplaçant les trésoreries par des points d'accès moins nombreux dans lesquels les usagers pourront obtenir de l'information et discuter physiquement ou, peut-être, par téléphone avec des agents. Elle a ainsi su réduire ses implantations tout en continuant à rendre des services appuyés sur une présence humaine, physique ou téléphonique. J'ai eu l'occasion de visiter quelques départements dans lesquels cette reconversion des services a réussi. Les maires, qui étaient furieux à l'idée de voir disparaître les trésoreries, se déclarent aujourd'hui relativement satisfaits. Voilà une recommandation pour vous : grâce aux économies que la dématérialisation produit, il faut prévoir le retour de l'humain et installer des agents de l'État, pas seulement des agents payés par les collectivités territoriales, lesquelles ne pourront plus suivre à terme.

Mme Marie-Pierre Richer. - On sait que 13 millions de personnes sont concernées par l'illectronisme. Ce chiffre a-t-il augmenté depuis que l'on a pris conscience du problème ? Cela ne date pas d'aujourd'hui : dès 1999, le Premier ministre de l'époque nous avait mis en garde à ce sujet. Les décennies ont passées, mais la question est toujours d'actualité.

La crise sanitaire accélère l'entrée dans le numérique dans les domaines de la médecine, de l'éducation ou du télétravail. Cette accélération ne risque-t-elle pas de laisser plus de personnes sur le côté, alors même que le numérique pourrait constituer une véritable chance pour les départements ruraux ? Chacun, dans son parcours de vie, est à un moment ou un autre victime d'illectronisme. On a vu pourtant, par exemple dans les établissements d'hébergement de personnes âgées dépendantes (Ehpad), combien le numérique pouvait contribuer à rompre l'isolement. Ces questions s'imposent à nous pour les années à venir.

Enfin, certains ont demandé, il y a quelques années, que le Pass numérique augmente, de vingt à vingt-huit heures. Où en sommes-nous ?

M. Jacques Toubon. - Il est très difficile d'estimer la part de la population qui rencontre des difficultés face aux formalités numérisées, mais elle est probablement légèrement en croissance. On peut mesurer, en revanche, les communes qui n'ont pas suffisamment accès à Internet et le nombre d'habitants concernés, mais le meilleur tableau de la situation est offert par l'augmentation de la dématérialisation ne prenant pas en compte la situation de ces personnes. De ce point de vue, il est clair que la situation s'est dégradée, on l'a vu de manière spectaculaire dès le début de la crise sanitaire. La seule manière d'agir est de construire les systèmes en fonction des personnes qui en sont les plus éloignées et non des plus expertes. On sait que des centaines de milliers de personnes rencontreront des difficultés, il faut prévoir pour elles des recours et des mesures d'accompagnement pour y faire face.

Les responsables publics doivent se livrer à un examen de conscience : lorsqu'ils lancent ce type de réformes, se sont-ils interrogés sur tous les publics concernés ? Ont-ils apporté les bonnes réponses ? C'est une question de philosophie politique ! Je suis optimiste, mais il y a urgence, car 2022, c'est demain matin. Le Gouvernement doit présenter un plan nourri pour remettre de l'humain dans les systèmes et initier des réformes configurées pour les personnes qui rencontreront le plus de difficultés. Plus qu'une question de moyens, c'est un enjeu de philosophie du service public ; à défaut, on introduira des discriminations dans l'accès des citoyens à leurs droits.

Mme Angèle Préville. - Ne pensez-vous pas, au vu des inégalités criantes en matériel informatique, en particulier s'agissant d'éducation, que la question n'est pas tant une question de principe que d'accès au matériel pour tous ? Celui-ci évolue vite et certaines familles ne peuvent investir dans un nouvel ordinateur tous les deux ans. De ce point de vue, les maisons France services n'offrent pas de solution pratique, d'autant que, pendant le confinement, elles n'étaient pas accessibles pour les enfants.

M. Jacques Toubon. - En période normale, il faut compléter la dématérialisation par des voies alternatives telles que l'accompagnement. Dans les périodes de crise, comme aujourd'hui, les inégalités s'accentuent. Le Défenseur des droits peut difficilement s'exprimer sur ce sujet en particulier, qui relève de choix de politiques publiques, mais l'on peut s'interroger : l'éducation à distance se développant, la tâche de l'État ou des collectivités territoriales compétentes ne serait-elle pas de donner à chaque famille les moyens d'y accéder ? Les plus anciens se souviennent de ce qui s'est fait dans les années 1970 et 1980, avec le Plan calcul, visant à doter chaque école d'ordinateurs. Beaucoup ont alors considéré que ces tentatives étaient anecdotiques, mais elles abordaient pourtant une vraie question, qui est au coeur de la société.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Je vous remercie, monsieur Toubon, pour cette audition passionnante qui nous a beaucoup appris.

La téléconférence est close à 17 h 30.

Jeudi 28 mai 2020

- Présidence de M. Jean-Marie Mizzon, président -

La téléconférence est ouverte à 16 heures.

Audition de l'Assemblée des Communautés de France (en téléconférence)

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Madame, Messieurs, mes chers collègues, nous avons entendu ce matin M. Yves Le Breton, Directeur général de la nouvelle Agence nationale pour la cohésion des territoires, plaider en faveur d'une action conjointe de l'État et des collectivités territoriales, au premier rang desquelles les intercommunalités, pour construire des politiques publiques en faveur de l'inclusion numérique et de la formation aux usages du numérique.

Avec « Les Interconnectés » et France Urbaine, l'ADCF a publié un manifeste « agir face à l'urgence de l'illectronisme » qui résonne fortement avec les travaux de la mission d'information sénatoriale. Pour nous le présenter, nous entendons Mme Karine Dognin-Sauze, vice-présidente de la Métropole de Lyon en charge de l'innovation et du numérique, Présidente de la Commission numérique AdCF/FU et des « Interconnectés », membre du Conseil national du numérique ; M. Jacques Oberti, président de la communauté d'agglomération du Syndicat Intercommunal pour l'aménagement et le développement des Coteaux et de la Vallée de l'Hers (Sicoval) ; Mme Anne-Claire Dubreuil, DGA-Ressources et directrice de projets Transformation numérique de la communauté d'agglomération du Sicoval ; M. Sébastien Tison, conseiller numérique - France Urbaine ; M. Erwan Le Bot, conseiller stratégies urbaines et enseignement supérieur, Assemblée des Communautés de France. Après une présentation de ce manifeste, de ses objectifs et des moyens concrets mis en oeuvre pour les atteindre, le rapporteur M. Raymond Vall puis les autres sénateurs membres de la mission d'information vous poseront des questions.

M. Jacques Oberti, président de la communauté d'agglomération du Sicoval. - Je représente l'ADCF au sein des « Interconnectés ». Je suis également maire d'Aigueville, petite commune du Lauragais et président de la communauté d'agglomération du Sicoval, qui est la plus ancienne intercommunalité de France.

« Les Interconnectés » repose sur une dynamique d'élus locaux que nous avons initiée y a quelques années. Notre volonté est d'apporter la contribution des élus à de grands projets, notamment la transition numérique - qui concerne aussi bien les usagers citoyens que les usagers entreprises. Chaque année, « Les Interconnectés » cherchent à entraîner les territoires dans la dynamique de la transition numérique en organisant plusieurs temps forts tel que le Forum. Son principal objet, au-delà de la réflexion conduite, est de permettre à tous les territoires de profiter des expérimentations conduites dans certains territoires et qui ont fait de la transition numérique une réelle priorité au regard de leur sociologie. C'est le cas du territoire du Sicoval, que j'ai l'honneur de présider en tant que maire pour encore quelques semaines. Ma commune est particulièrement friande d'innovations. Je pourrai donc vous apporter mon témoignage à ce titre.

Le premier facteur déclenchant de la transition numérique a été une réelle prise de conscience, sur de nombreux territoires, de ce que risquait de provoquer la dématérialisation complète des relations avec l'État à compter de 2022. Lors de la mise en place du paiement de l'impôt par Internet, les mairies ont été confrontées à des manifestations de détresse de leurs concitoyens. Cette première étape nous a interpellés à trois niveaux. Premièrement, il importe de se préparer à ce mouvement très rapide de la société pour faire en sorte que chacun puisse se mettre dans la dynamique. Deuxièmement, nous devons nous interroger sur le rôle que doivent jouer les territoires (intercommunalité, commune, CCAS) dans une telle démarche. Nous pensons que l'intervention des élus locaux est à la fois une nécessité et un devoir. Troisièmement, nous avons vu émerger des politiques nationales et des initiatives associatives. Nous avons donc été amenés à réfléchir aux dispositifs permettant de nous assurer qu'aucune personne ne soit laissée pour compte sur le territoire national - non par passion pour le numérique, mais pour éviter absolument la perte de droits.

Une première action a été réalisée au travers d'une évaluation nationale. En outre, nous nous sommes attachés à simplifier au maximum le champ de l'inclusion numérique en traitant les fondamentaux, en adoptant des approches les plus simples et les plus pragmatiques possible, de façon à déployer les moyens nécessaires à la couverture de l'ensemble du territoire. La tâche est loin d'être simple. Si l'on trouve des associations très dynamiques dans les métropoles, qui sont par ailleurs dotées de moyens conséquents, en revanche lorsque l'on s'éloigne du champ métropolitain, l'on trouve autant d'élus éloignés du numérique que de citoyens. Il s'agit de convaincre les élus pour leur permettre de jouer leur rôle de relais, mais surtout de leur simplifier la tâche. Nous devons donc réfléchir à une organisation territoriale adaptée au contexte tout en dotant ces territoires des outils les plus pertinents, en s'appuyant sur les forces locales - et ce, pour deux raisons. D'une part, je ne vois pas pourquoi il en irait autrement. D'autre part, la confiance est un élément essentiel à cette démarche. Il est question, dans nos propositions, d'un plan local de lutte contre l'illectronisme, à la manière du plan canicule, du plan grand froid ou encore du plan d'urgence sanitaire. Ce dernier a d'ailleurs été riche en enseignements y compris pour le sujet qui nous intéresse. L'idée est de faire de l'inclusion numérique un passage incontournable des politiques locales au même titre que les autres plans. L'illectronisme engendre des situations de grande détresse (isolement notamment) qui pourraient se révéler extrêmement graves (perte de droits, etc.).

Nous n'avons pas procédé à une évaluation complète de l'illectronisme sur le territoire. Dans le manifeste, nous avons principalement inscrit des éléments relevant de la méthode. En particulier, nous préconisons de l'adapter au contexte local. Nous avons en effet l'opportunité de créer des conditions d'optimisation en faisant confiance à l'intelligence locale.

Je vous propose d'examiner les propositions du manifeste. Vous pourrez me poser des questions sur les convictions qui ont prévalu à ces propositions.

Dans toute démarche de lutte contre l'illectronisme, il faut en premier lieu effectuer une mesure de son importance sur le territoire avec, le cas échéant, toutes ses variantes. Nous pouvons distinguer trois grands profils, à commencer par les personnes relativement à l'aise avec le numérique et souhaitant éventuellement se perfectionner. C'est un sujet pour les collectivités elles-mêmes au regard des accès numériques qu'ils proposent à leurs services. Il y a ensuite une catégorie de personnes pas du tout à l'aise avec les outils numériques, mais qui présentent une capacité à s'adapter. Avec les acteurs locaux, il s'agira de les accompagner, dans le cadre de formations de découverte, vers leur montée en compétences. La troisième catégorie regroupe les personnes qui n'arriveront pas à s'approprier ces outils, pour différentes raisons. L'intervention auprès de ces publics consistera à effectuer les opérations à leur place.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Quels acteurs avez-vous sollicités pour déterminer l'importance de ces trois catégories de population sur les territoires concernés ?

M. Jacques Oberti. - Une première évaluation nationale a été réalisée en lien avec un grand nombre d'acteurs. Le rapport a été remis à M. Mounir Mahjoubi, alors secrétaire d'État chargé du numérique. Nous avons lancé une évaluation sur le territoire du Sicoval en nous appuyant sur l'idée portée par le manifeste : permettre à chaque territoire d'initier la même démarche. Nous avons donc travaillé avec les acteurs locaux : non seulement les techniciens, les associations et les fournisseurs d'énergie, mais aussi La Poste, qui a contacté en priorité des ménages à faible niveau de revenus ou d'un certain âge. Les facteurs ont ainsi réalisé une vaste enquête de terrain. De mémoire, nous avions l'objectif de réaliser cette enquête auprès de 250 ménages sur le périmètre de 9 communes parmi les 36 communes qui composent la communauté d'agglomération. Finalement, nous avons pu réaliser 400 entretiens. Il s'agissait non seulement de mesurer la capacité de ces ménages à utiliser les outils numériques, mais aussi d'identifier leur volonté à entrer dans la démarche proposée. Lorsqu'une collectivité mène une enquête, elle manifeste sa volonté de se saisir de ce sujet, première condition pour tisser le lien de confiance nécessaire pour progresser dans la maîtrise du numérique.

Les premiers éléments de l'enquête nous ont été remis. Nous avons travaillé en partenariat avec Berger-Levrault, éditeur de logiciels pour les collectivités. Cette entreprise, dont le siège est implanté sur notre territoire, a accepté de dépouiller les résultats gratuitement. Au niveau national, le nombre de personnes concernées par l'illectronisme est évalué à 13 millions et 40 % de la population se dit en difficulté. En outre, 7 % ont exprimé un besoin d'assistance, 19 % un besoin d'accompagnement et 14 % un besoin de réassurance. Il serait également nécessaire de mesurer l'éloignement des entreprises vis-à-vis du numérique. Comme nous avons eu l'occasion de le vérifier pendant le confinement, une entreprise qui n'est pas présente sur Internet n'existe plus. Il faudra donc mener une démarche particulière en direction des TPE et PME.

Aucun territoire n'est épargné par l'illectronisme. Nous avons pu le constater à plus forte raison durant la crise sanitaire. Dans ma commune, je me suis demandé si je n'allais pas organiser une tournée avec un mégaphone pour informer la population. Les marges de progrès sont très importantes, mais l'ordinateur n'est pas forcément la seule solution. Nous avons formulé quelques propositions en la matière.

Peut-être faudrait-il réaliser ce premier diagnostic sur tous les territoires à l'initiative des communes, de l'intercommunalité voire des départements, dans le cadre des schémas départementaux des usages. L'idée serait de mobiliser systématiquement les maires afin d'élaborer un plan local de lutte contre l'illectronisme. Nous considérons qu'il s'agit d'une grande cause au niveau local. Il faut absolument contacter les personnes isolées du numérique, car elles auront inévitablement affaire à cette technologie. Il est donc important de s'appuyer sur les acteurs du champ social : maires, CCAS, CIAS, maisons de la solidarité, associations... À partir du moment où cette démarche aura été rendue obligatoire (encore faut-il la percevoir comme une obligation positive), tous les élus eux-mêmes se seront posé cette question. Qui plus est, avec le renouvellement des exécutifs locaux, la France comptera de moins en moins d'élus éloignés du numérique.

Pour mettre en oeuvre des actions, il faut conclure des partenariats locaux avec les acteurs jugés les plus pertinents. Dans une métropole, ces acteurs peuvent être issus d'un quartier. C'est souvent la communauté d'agglomération qui apportera les ressources mutualisées les plus intéressantes, en lien avec des dynamiques régionales, voire nationales. L'échelon le plus pertinent peut aussi être le département, celui-ci étant en charge de la solidarité territoriale et de l'action sociale. La structure locale choisie est celle en laquelle les citoyens ont le plus confiance.

Comment porter une telle démarche ? Nous sommes partis du principe bien connu du pollueur payeur, en considérant que la dématérialisation a plutôt été perçue comme un outil d'économies qu'un outil positif d'amélioration des services. L'un n'exclut pas l'autre, mais nous considérons que les acteurs (publics et privés) qui utilisent le numérique à des fins de rationalisation doivent consacrer une partie des moyens économisés à la mise en oeuvre d'outils destinés à améliorer la desserte du niveau local. Il faut définir des règles, y compris sous la forme d'une contribution en nature. En matière de dématérialisation, le premier acte est celui de l'accompagnement des usagers. Celui-ci peut se concrétiser au travers d'un guide, d'initiatives locales ou encore d'un fonds - à l'image d'autres dispositifs tel que celui du handicap. Nous partons du postulat que les acteurs qui recourent à la dématérialisation à des fins mercantiles doivent contribuer à la solidarité locale et nationale. Nous considérons également que l'on ne peut s'en remettre uniquement à l'échelon local, sous prétexte qu'il est en contact avec l'usager.

La sous-commission « Inclusion numérique » des Interconnectés n'est pas encore allée au bout de sa démarche. Nous espérons la porter plus loin encore, quitte à expérimenter. Il s'agit d'une part, de constituer des recettes, de définir les règles de leur mobilisation aux différents échelons et d'autre part, de prévoir une contribution à l'accompagnement par le local au profit des usagers éloignés du numérique. Une chose est certaine : ce ne sera pas une action « one-shot ». Il faudra forcément mobiliser des moyens pérennes au niveau local. Il est également envisageable de conclure des partenariats public-privé incluant la mise à disposition d'équipements numériques pour faciliter les contacts à distance avec les services des impôts, de la CAF, d'un fournisseur d'énergie ou encore une banque. Tous ces acteurs peuvent contribuer à la mise en place des infrastructures et de l'accompagnement local. Nous avons donc formulé plusieurs propositions à l'image d'autres dispositifs - tout n'est pas forcément à inventer ex nihilo.

Ensuite se pose la question de l'usage. À cet égard, l'idée est de favoriser, dans un premier temps, l'initiative locale. Un dispositif a inspiré une partie de nos propositions : la conférence des financeurs de l'innovation sociale. Installée au niveau départemental, elle permet de réaliser de l'innovation sociale à partir de financements publics ou privés. Elle présente l'intérêt de réunir des acteurs qui, au détour d'un débat sur les moyens, vont parler de projets innovants. Nous avons donc évoqué une conférence des financeurs pour l'e-inclusion ou l'inclusion numérique au niveau local. Cédric O, secrétaire d'État chargé du numérique, nous a proposé d'expérimenter cette modalité. Nous n'avons pas encore défini de territoire pertinent. Je pense qu'il serait intéressant de ne pas en définir a priori pour considérer que le territoire le plus adapté est celui qui sert le mieux l'échelon local.

Nous avons également réfléchi aux modalités d'accompagnement du progrès dans les territoires. Je pense par exemple aux Aidants Connect pour les questions de droit et de confidentialité. Il faudra définir des règles de base, en considérant que la dématérialisation doit systématiquement constituer un progrès en matière de service et doit nécessairement être assortie de la possibilité, pour l'usager de revenir à un interlocuteur humain (y compris sous la forme d'un contact à distance). Nous étudions aussi les questions d'ergonomie et d'accompagnement des publics spécifiques. Nous commençons à observer des expériences intéressantes à cet égard.

Dernier point : toute nouvelle politique doit être évaluée. Cette démarche d'évaluation doit être prévue dès l'origine, et ce, au niveau local pertinent ainsi qu'au niveau national.

Voici donc le contenu de notre manifeste.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Je vous propose de passer à la phase de questions-réponses. Je donne la parole à notre collègue rapporteur Raymond Vall.

M. Raymond Vall, rapporteur. - Merci Monsieur le Président. Bonjour à tous. J'ai eu très peur : j'ai cru que nous avions fini notre mission ! Monsieur Oberti, je voudrais vous féliciter. L'histoire de Sicoval est exemplaire à plus d'un titre. Je suis très impressionné. J'ai presque envie de vous demander pourquoi vous vous êtes engagé aussi tôt dans cette lutte contre l'illectronisme, même si les résultats de l'évaluation le justifient. Nous pouvions imaginer qu'un territoire intégré dans des activités de pointe, comme l'aérospatiale, incluant une métropolie dynamique, serait peu concerné par l'illectronisme. Lorsque nous avons évoqué le sujet avec le directeur général de l'ANCT, nous nous sommes interrogés sur la dimension territoriale pertinente pour engager une politique de lutte contre l'illectronisme et en faveur de l'inclusion numérique. Vous avez relaté l'expérience de votre communauté d'agglomération de 80 000 habitants. Le partenariat qui s'est noué avec la métropole est intéressant.

Par ailleurs, le fait que vous évoquiez la conférence des financeurs est inespéré. Il va bien falloir que notre mission se saisisse de ce sujet essentiel. Il est important d'examiner le sujet dans le détail pour vérifier si cette dynamique a suscité une prise de confiance et si le système s'autoalimente pour se développer.

Quelles évaluations faites-vous des différents dispositifs que le Gouvernement actuel a mis en place ? Le Pass Numérique, les appels à projets ont-ils facilité vos démarches ? Au contraire, ces dispositifs vous paraissent-ils ne pas répondre aux besoins ? Enfin, avez-vous évalué les résultats des initiatives un peu dispersées de la lutte contre l'illectronisme au niveau national ?

M. Jacques Oberti. - Si nous avions déjà une expérience en matière d'action sociale, en revanche notre action en faveur de l'inclusion numérique est encore en gestation. Sa mise en oeuvre était prévue pour février, date à laquelle la crise sanitaire est survenue.

Le Sicoval est loin d'être seul, puisqu'il se situe à proximité de la métropole toulousaine, qui est très impliquée en faveur de l'inclusion numérique. Il se situe à la fois à la ville et à la campagne. Comme l'a souligné le Sénateur Vall, nous avons un pôle tertiaire extrêmement dynamique, avec des entreprises comme Berger-Levrault ou Thales, qui sont à même d'aider à la recherche de solutions. Ce territoire compte aussi de petites communes qui doivent bénéficier de la solidarité territoriale. En 2012, le Sicoval s'est vu transférer l'ensemble des services à la personne (petite enfance, jeunesse, aide à domicile, soins infirmiers à domicile, portage de repas). L'intercommunalité a donc touché tout un pan d'usagers éloignés du numérique. C'est sans doute le contraste avec un écosystème numérique extrêmement dynamique et ces publics éloignés du numérique qui nous a fait prendre à bras le corps la question du numérique, en phase avec les autres collectivités présentes au sein des Interconnectés.

Mme Céline Colucci, déléguée générale, Réseau des Territoires Innovants - « Les Interconnectés » - Le réseau des Interconnectés regroupe des agglomérations de tailles assez diverses. Je rejoins ce qui a été dit au sujet de la préoccupation commune des territoires sur ce sujet. La question de l'échelon pertinent est une question que nous nous posons régulièrement : faut-il formuler une recommandation unique ? Dans le cadre des prémices du manifeste, nous avons été associés à la rédaction de la stratégie nationale « Pour un numérique inclusif » qui a été présentée à Mounir Mahjoubi, puis portée par la mission « Société numérique ». Pour rester en phase avec la réalité du terrain, il ne nous a pas semblé opportun de recommander un échelon territorial unique. La perspective de la conférence des financeurs a pour objet de lier la gouvernance locale et la partie financière, en sachant que les contours sont susceptibles de varier d'un territoire à l'autre. Il nous a semblé plus prudent de déterminer une taille minimum, mais nous n'avons pas voulu « forcer » un modèle unique. Il faut agir au plus proche de la réalité du terrain et tenir compte des alliances fonctionnelles en place.

Depuis février, plusieurs expérimentations sont en cours. Cinq collectivités se sont portées volontaires pour expérimenter la formule et rédiger des recommandations. Nous formulons des recommandations issues du terrain, de grandes lignes conductrices à partir de la mi-juin. Nous vérifierons nos présupposés à l'aune des constats des différents acteurs. La conférence des financeurs aura pour objectif de réunir des financements institutionnels et des financements privés complémentaires (financements directs ou mise à disposition de moyens) pour faire cause commune. Nous essaierons de produire des outils destinés à identifier les contreparties et l'efficacité des actions.

L'expérience du Sicoval permet de souligner l'importance du diagnostic partagé. Il nous paraît indispensable de mettre les énergies en commun à partir d'un constat partagé. Une cartographie des fragilités numériques a été testée. Cet outil, qui a vocation à être généralisé, permet de combiner des données de l'Insee avec le profil des publics en difficulté. Nous pouvons projeter ces bases de données sur une carte pour avoir une première idée des disparités ou des risques de fragilité numérique sur un territoire. L'étude de terrain du Sicoval permettra de concrétiser les premiers éléments de diagnostic et de les mettre en rapport avec les équipements en place. D'après les premiers tests, il s'avère que les équipements se concentrent sur certains endroits, tandis que d'autres secteurs ne sont absolument pas couverts. Ces outils sont intéressants, car susceptibles d'être dupliqués sur tout le territoire.

De l'avis des territoires ayant participé au groupe de travail, un premier aspect très positif est la capacité de documenter un certain nombre de démarches, notamment au travers de la cartographie des fragilités numériques. De la même manière, la cartographie des acteurs facilite l'identification des lieux de médiation numérique. Il nous parait intéressant que l'ensemble du territoire national puisse travailler sur des outils communs capables de communiquer entre eux. Le Pass Numérique a été conçu pour organiser l'accompagnement des publics en difficulté vers leur montée en compétences numériques, mais il est encore trop tôt pour évaluer cet outil. Le premier appel à projets va se déployer. Du fait des évènements, le deuxième appel à projets a été repoussé au 31 juillet. Ce vecteur est intéressant, même s'il ne couvre pas l'ensemble des besoins (notamment financiers). Le rôle de la conférence des financeurs est aussi d'apporter des moyens supplémentaires. Nous avons prévu d'associer les hubs aux réflexions des conférences des financeurs dans cinq territoires (dont quatre couverts par des hubs) pour tester l'articulation entre les acteurs locaux et les hubs régionaux. Il nous semble important d'identifier un interlocuteur régional pour mettre en cohérence les initiatives locales. Il ne serait pas pertinent de piloter une stratégie d'inclusion numérique de proximité à l'échelon régional. Pour autant, une coordination au niveau régional doit être mise en oeuvre en termes d'outils et de moyens. Le dispositif étant à ses débuts, il est difficile d'avoir une vision éclairée des résultats.

Mme Angèle Préville. - Vous avez indiqué que certains publics n'arriveront pas à gérer la numérisation. Est-ce à dire qu'il faudrait d'ores et déjà renoncer à la participation de l'État, alors même que vous prévoyez la contribution des acteurs ayant eu recours à la dématérialisation pour réaliser des économies ?

En outre, vous évaluez à 13 millions le nombre de personnes concernées par l'illectronisme. S'agit-il d'une extrapolation des statistiques des petits territoires ? Quant aux pourcentages de personnes en difficulté ou ayant un besoin d'accompagnement, sont-ils le fruit de votre enquête ou d'une étude nationale ?

Enfin, j'ai compris que vous aviez eu recours aux données de l'Insee pour identifier les ménages à faibles revenus dans les communes couvertes par votre enquête.

M. Jacques Oberti. - En matière d'inclusion numérique, l'État doit se faire un point d'honneur d'initier la démarche. J'en ai d'ailleurs discuté avec le Directeur régional des finances publiques, qui est tout à fait disposé à développer des partenariats avec le service civique pour mettre en place des contacts vidéo entre l'administration fiscale et l'usager en cas de difficultés de compréhension. Il faut faire preuve de pragmatisme. L'on ne considère pas seulement les moyens financiers, mais aussi la mise à disposition d'équipements dans le cadre de partenariats. L'État doit être mobilisé sur ces questions de dématérialisation du lien entre les collectivités et les services de l'État. Les pouvoirs publics essaient d'accélérer la dématérialisation des permis de construire. L'État ne doit faire porter au niveau local la charge qu'il a ainsi économisée. Avant de parler d'économies, il faut imaginer des dispositifs bien plus intelligents.

Pour évaluer la dimension de l'illectronisme, nous nous sommes référés à un rapport national. La Poste a réalisé 400 enquêtes locales auprès des ménages. Nous avons ensuite élaboré une cartographie à partir du croisement des données de l'Insee (catégories socioprofessionnelles, niveaux d'équipement...). Nous n'avons pas encore effectué le dépouillement des 400 enquêtes de La Poste. Nous attendons avec impatience les résultats.

Un élément très important dans cette démarche est celui d'afficher la volonté de la collectivité. Dès lors que vous effectuez une enquête auprès des ménages, vous leur signifiez votre volonté de travailler avec eux. En matière de numérique, c'est fondamental.

Mme Anne-Claire Dubreuil. - Nous nous sommes également appuyés sur le rapport d'Emmaüs Connect sur l'illectronisme en France. Le Sicoval dispose de bases de données nominatives qui nous permettent d'interpeller directement les personnes, puisque l'enquête porte sur des usages précis du numérique et permet d'identifier des appétences et des compétences. Ce fichier nominatif nous a permis de proposer des actions très ciblées à ces publics, d'aller à la rencontre des invisibles. Nous avons adressé aux personnes ayant participé à l'enquête un courrier pour leur proposer des ateliers, que nous avons organisés en articulation avec une école de formation. Ce fichier est donc un outil pour mener des actions sur le terrain. Quant aux ménages identifiés comme les plus compétents, nous les avons invités à se mobiliser à titre bénévole pour accompagner les personnes en difficulté. Outre les allocations de ressources des entreprises, nous pouvons faire appel au mécénat de compétences. Nous avons initié une négociation en ce sens avec Berger-Levrault. Enfin, nous pouvons recourir à la mise à disposition ou au don de matériel.

M. Jacques Oberti. - Nous avons aussi eu l'idée de promouvoir la formation au numérique dans les entreprises pour des profils de métiers qui a priori ne devraient pas recevoir ces formations de façon à ce qu'ils soient outillés dans la vie courante.

M. Éric Gold. - Les élus sont tous attachés à la couverture numérique du territoire. Depuis la loi Engagement et proximité, en matière de correspondance, le numérique est la règle et le format papier, l'exception. Avez-vous recensé les collectivités ou établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) dans lesquels ce nouveau mode de fonctionnement crée des difficultés, soit par manque de réseau, soit en raison de l'illectronisme des élus, ce qui, à l'heure où les collectivités figurent en première ligne pour la transformation numérique, ne serait pas sans poser problème du point de vue de la crédibilité ?

En matière d'inclusion, certains EPCI (y compris les plus petits) comptent le numérique dans le champ de leurs compétences facultatives et ont développé des expériences diverses (bus numériques, fab labs...) qui permettent une utilisation plus démocratisée du numérique. Quelles expériences innovantes ayant déjà fait leurs preuves pourriez-vous citer ? Quels freins avez-vous identifiés ?

M. Jacques Oberti. - Au sein de l'Association des maires de Haute-Garonne, j'ai vécu en temps réel la forme d'illectronisme que vous évoquez. Certes, il y a eu énormément de progrès depuis la crise sanitaire. Les élections vont aussi permettre un renouvellement des élus. Malheureusement, il existe encore des élus extrêmement éloignés du numérique. Dans certains territoires, cette proportion est assez proche des pourcentages nationaux. Il faut absolument convaincre les élus du bien-fondé de la démarche pour qu'ils puissent la mettre en oeuvre sur leur territoire. Les associations d'élus joueront un rôle essentiel à cet égard, tout en assurant l'entraide.

Erwan Le Bot, conseiller stratégies urbaines et enseignement supérieur, Assemblée des Communautés de France. - L'ADCF n'a pas mené d'étude globale de l'intervention des intercommunalités dans le champ numérique. Le premier geste d'investissement de l'ADCF a consisté à porter la création, avec France Urbaine, de l'association des Interconnectés. Cette association était plutôt orientée vers les usages, sous un angle moins politique que pratique. Il s'agissait d'organiser la rencontre entre les agents et les techniciens des territoires ainsi que d'identifier les projets innovants par l'attribution d'un label. Ces expériences numériques sont mises en valeur à l'occasion des « Intercos Tour ». Elles sont examinées par un jury. Le Forum (journée nationale des Interconnectés) est l'occasion de remettre un label. En matière d'inclusion numérique, la diversité est la règle. C'est à la fois un problème et une chance. Très souvent, ce sont des associations qui portent le savoir-faire en termes d'inclusion numérique, et ce, parfois depuis très longtemps. Notre objectif n'est pas d'élaborer une politique normalisée d'inclusion numérique, mais de respecter les différences territoriales tout en nous assurant de la mise à disposition d'une offre diversifiée d'inclusion numérique.

La réflexion progresse, puisque l'ADCF a choisi de créer une commission numérique. Les Interconnectés ont vu le jour il y a 10 ans, mais la création de la commission, et donc, de la parole politique, remonte à moins de 18 mois. Nous avons mis l'accent sur l'inclusion numérique au travers de la sous-commission présidée par Jacques Oberti, au sein de la commission « Rassembler les élus ». Le manifeste est le fruit des travaux de cette commission. Il a été adopté officiellement par les deux associations France Urbaine et l'ADCF en novembre 2019, et présenté à Cédric O en février lors du Forum des Interconnectés organisé à Lyon. Nous n'avons pas de vision nationale, mais nous évertuons à animer les écosystèmes et les sensibiliser. Le manifeste est le premier geste politique sur lequel l'ADCF a apposé sa signature, avec France Urbaine. D'une certaine manière, nous n'en sommes qu'au début, mais nous ne sommes pas trop en retard en comparaison avec l'État.

Mme Céline Colucci. - Nous ne menons pas d'enquête systématique auprès des collectivités. Avec l'ADCF, nous avions coutume d'établir un baromètre des usages qui nous permettait de mesurer la tendance et les évolutions. Néanmoins, il est certain que l'échelon intercommunal et local est pertinent en matière d'innovation, car il est au plus proche des usagers et des acteurs. Depuis deux ans, nous nous attachons à recenser, décrire et systématiser tout ce qui peut l'être. La commission numérique donne l'impulsion politique et la direction. En parallèle, nous avons constitué des groupes de travail opérationnels, constitués d'agents d'une vingtaine de collectivités pour produire des descriptions d'outils transposables et réutilisables. Nous pouvons par exemple décrire un dispositif itinérant respectueux de la diversité territoriale, une cartographie des fragilités, etc. La conférence des financeurs, d'une certaine manière, est l'outil de gouvernance locale pour essayer de définir un socle commun. Ce temps de consolidation est assez récent. Le fait que l'État se soit approprié le sujet en nous associant au dispositif, et le fait que nous nous autosaisissions de cette opportunité pour décrire nos propres besoins nous permettent d'avoir une capacité de diffusion nationale à terme. En tout cas, c'est ce que nous espérons et nous y consacrons de l'énergie.

Pendant la crise sanitaire, la société numérique en charge de ces questions au niveau de l'État a mobilisé les acteurs pour ouvrir un portail « Solidarité Numérique », qui a permis de faciliter la mise en relation des usagers en difficulté avec une personne compétente située à proximité. Un numéro unique a été créé à cet effet. Cette initiative, extrêmement positive, mérite d'être pérennisée. En effet, les personnes éloignées du numérique doivent avoir accès à une aide par un canal non numérique. C'est un élément essentiel pour favoriser les demandes spontanées d'aide.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Je vous remercie d'avoir souligné ce point, qui est d'ailleurs l'une des exigences formulées par le Défenseur des droits.

M. Jacques Oberti. - Plusieurs strates ont leur rôle à jouer dans la transition numérique des collectivités. La réalisation des schémas des usages a été confiée aux départements. Dans la Haute-Garonne, la démarche départementale a eu peu de succès. Nous avons donc entrepris notre propre démarche en essayant d'insuffler une dynamique avec l'appui de l'ADCF et l'Association des maires de Haute-Garonne. Il faudra bien créer une plateforme unique de partage sur ces questions de façon à réellement fédérer les territoires. Le plan local d'inclusion numérique, s'il devient une mesure obligatoire, nécessitera le déploiement d'une dynamique collective pour ne laisser aucun territoire de côté.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - La conférence des financeurs me semble un dispositif majeur dans la démarche que vous avez construite. Si les acteurs publics s'associent naturellement à la démarche, les acteurs privés sont généralement moins philanthropes. Il est normal que ces derniers recherchent une contrepartie, mais je me demande ce qu'il en est. L'entreprise Berger-Levrault, créée dans le Grand Est, a quitté Strasbourg après la Première Guerre mondiale, ce qui a fait le bonheur d'autres territoires. Vous avez parlé de mécénat de compétences. Au-delà du bénéfice en termes d'image, que proposez-vous aux entreprises pour qu'elles adhèrent à votre démarche ?

M. Raymond Vall, rapporteur. - Je m'adresse au responsable politique Jacques Oberti. Je voudrais savoir si la lutte contre l'illectronisme développe une économie, libère des énergies, si elle constitue une nouvelle forme d'économie participative ? Pouvons-nous imaginer que des gens très éloignés du numérique, s'ils s'approprient cet outil, libèrent des idées nouvelles, originales, qui constituent une richesse ?

M. Jacques Oberti. - Lorsque j'ai voulu créer une dynamique pour faire émerger une plateforme dans ma commune, j'ai rapidement vu Groupama et le Crédit Agricole se positionner comme des bailleurs de fonds soit pour mettre à disposition des particuliers leur propre salle de visioconférence, soit pour s'associer aux initiatives locales. Pourquoi pas, à condition de définir très précisément les usages. L'aspect mercantile est présent, mais l'on peut envisager un dispositif gagnant-gagnant, par exemple un partenariat avec le service civique pour organiser des consultations auprès des usagers. Encore faut-il bien définir le cadre du partenariat avec les entreprises et mettre en évidence l'intérêt que chacun va y trouver. Cependant, le chemin est long, y compris pour les élus, afin de distinguer ce qui relève de la sphère publique et ce qui relève de la sphère privée.

Le Sénateur Vall a soulevé la question du marché que cela représente. Pendant le confinement, j'ai utilisé le réseau Facebook pour diffuser un message à mes habitants. En deux heures, j'ai obtenu 2 500 likes pour 2 500 habitants. Nous avons là un potentiel fabuleux dans la relation aux citoyens. C'est une forme moderne de mégaphone. Peut-être faudrait-il envisager l'inclusion numérique en lien avec l'écran de télévision pour aborder les questions de démocratie, d'identité numérique et, partant, le lien avec le citoyen au travers des outils numériques. La question est donc celle du lien avec le citoyen via les outils numériques. Pendant le confinement, nous avons vu se développer une offre d'achat accessible sur Internet. Des microentreprises locales ont complètement changé leur modèle économique pour commercialiser leurs produits sur Internet. La démarche d'inclusion numérique rend possible la création d'une dynamique économique sur les territoires, à laquelle contribuent les filières du numérique.

M. Jean-Marie Mizzon, président. - Merci. Si vous n'avez pas d'autres questions, il me reste à vous remercier de votre participation. Peut-être nous reverrons-nous aux prochains États Généraux du numérique que le Ministre a promis d'organiser en novembre prochain.

La téléconférence est close à 17 h 40.